Acheter Charlie Hebdo ? Moi non !

French caricaturists Wolinski, Cabu and Cavanna arrive for screening of "Vicky Cristina Barcelona" in Cannes

Must have ?

S’il fallait employer un anglicisme pour qualifier la ruée vers le dernier numéro de Charlie Hebdo il faudrait appeler cette course un must have ! La plupart des acheteurs comptent acquérir le journal satirique parce qu’il est important de l’avoir le premier, et surtout de ne pas « ne pas l’avoir » ! Plus de clients qu’il n’y a eu de manifestants dans les rues : si réellement Charlie Hebdo est tiré à 5 millions d’exemplaires, à raison de 3 ou 4 personnes par foyer, entre 15 et 20 millions de français pourront feuilleter pour la première fois un journal qui n’existe que depuis 55 ans.

Le dernier Charlie Hebdo n’est pas que de l’ordre du symbole, il est un exutoire à la peur bleue que nous avons eu, du baume sur notre immense tristesse. Sortir en masse, comme une sorte de record républicain, 16 pages insolentes tend à amener tout un peuple vers le même idéal de démocratie, mais ça fait de chacun un mouton qui suit l’effet amplificateur de la sur-médiatisation de l’acte perpétré contre Charb, Cabu, Wolinski et les autres.

Je n’ai pas envie d’acheter le dernier Charlie Hebdo

Sans vouloir vraiment me démarquer de l’engouement, je n’ai pas envie d’acheter Charlie Hebdo. Hara-Kiri et ses successeurs, ses ancêtres, ont bercé mon adolescence de révolutions. Je ne l’ai jamais eu entre les mains que parce que d’autres se l’étaient procuré, il avait un délicieux goût d’interdit qui m’a permis de croire qu’on peut penser autrement et défendre des « alter-idées »

Même si j’aimais à la folie Reiser, Cavana, Wolinski et Cabu, ils étaient plus pour moi un guide moral qu’un besoin de me vautrer avec eux dans la gaudriole. Le fait de les perdre me fait bien plus de mal que de perdre leurs dessins, ce sont les hommes qui m’importaient, leurs bravades, pas le papier de leur insolence. D’ailleurs le mauvais goût, souvent au rendez-vous, ne cachait pas la subtilité des combats menés contre les idées toutes faites et les croyances aveugles.

Les savoir disparus m’importe plus que leurs dessins

Le poignard que j’ai reçu est de les savoir morts, ces dignes successeurs de la résistance française. Je trahirais notre mémoire collective en me jetant sur le Charlie Hebdo numéro 1178, et j’ai envie de garder ce qu’ils ont toujours représenté pour ma génération – le côté clope au bec et gros rouge accompagnant leur vision aiguë de la société décadente – plutôt que de poser, telle une relique, un journal collector sur le buffet de la salle à manger.

J’ai été un Charlie des premiers instants pour partager mon désarroi, pour accompagner ceux qui en souffraient encore plus que moi, je le suis déjà moins, parce qu’un jour aucun d’entre-nous ne le sera plus et qu’il faut passer le flambeau à du contenu. Un signe de ralliement, même fort et exceptionnel, voire historique, ne vaut rien sans le débat qu’il suscite, sans la réforme de la société qu’il faut engager.

Charlie Hebdo, pour moi c’est plus sacré que tendance

Je lirai Charlie Hebdo, comme à 15 ans, lorsque quelqu’un de passionné, un fidèle de la première heure me le montrera. Ils sont les seuls légitimes, à mes yeux, à dépenser les trois euros de ce 14 janvier 2015. Je ne blâme pas les acheteurs qui répondent à un besoin collectif de rendre hommage à la rédaction décimée d’un journal, je ne les condamne pas de vouloir découvrir ce qu’ils n’ont jamais embrassé, je les comprends, comme les 60 millions de français qui n’achèteront pas Charlie Hebdo : c’est bon de participer à un élan citoyen. Je n’ai simplement aucune envie de faire la queue pour quelque chose pour lequel je ne ressens aucune dimension impérieuse. Comme je ne céderai pas à la curiosité malsaine, je n’aurai donc pas le Charlie Hebdo du 14 janvier à la maison.

Philippe Szykulla
Philippe Szykulla
Publications: 184