L’être humain a perdu l’habitude d’aller à l’essentiel depuis fort longtemps. Il encombre son espace de vie de milliers de gadgets qui le rassurent, qui lui donne cette magnifique impression de dominer son sujet d’homo sapiens sapiens. L’homme était jusqu’à maintenant le centre de son monde, le nombril de l’environnement, le maître absolu de l’image triomphante. Il avait besoin d’accessoires virils ou séducteurs, tels le glaive et le rouge à lèvre. Parfois on voyait poindre un tic compulsif, une manie malsaine et répréhensible. Ces dérangements quotidiens ont pris de l’importance au fil de l’accroissement de l’espérance de vie et des valises d’angoisse qui se creusent sous les yeux. Les métros se sont mis à faire le plein de névrosés, de fatigués chroniques et d’arrogants titubants. Les villes charrient des fantômes qui vivent à la campagne…
Un parasite étrange est apparu dans ma sphère, il a pris de l’ampleur et s’est emparé, même, de personnes que je croyais à l’abri. Est-ce une mauvaise habitude, une déformation mandibulaire, un défaut de contrôle de soi ou au contraire une vision sur-dimensionnée de son ego ? Entrons dans le vif du sujet et décrivons ce phénomène. Il s’agit de ponctuer ses phrases par une aspiration d’air, en laissant la bouche juste entrouverte, la pointe de la langue posée sur le haut du palais, étalée à son maximum, en faisant un bruit de succion. La majeure partie de ces manifestations est bénigne, n’apparaît que de temps à autre, comme pour mieux reprendre une salive dont on régale ses mots. Et puis il y a l’équivalent du nez de Cyrano, un immense crescendo de sifflements, le pic de mots qu’on ravale, que dis-je, un cap d’air passé au rouleau compresseur de l’appendice buccal.
Tronçonnant deux phrases courtes nerveuses, une brève glissade plutôt discrète, qui roule comme un sifflet, interpelle l’oreille… et ‘œil, attiré par cette bouche barbare. Puis une deuxième et une troisième. L’idée passée, le rythme cardiaque ralentit, l’esprit se pose et, comme pour se donner de l’inspiration, une inspiration longue et dégoulinante, baveuse et vulgaire. Le concert des parasites est lancé, contagieux. J’en ferais bien autant, c’est une façon de se donner une belle impression d’exister ! Et une deuxième personne, autour de la table de réunion, parmi les plus bavardes, un jour en fait autant. Bien sûr avec beaucoup plus de distinction, de maestria et de noblesse. Ici l’air ne vient que renforcer que quelques phrases dans le discours, d’une pose avantageuse. Ils sont deux puis trois autour de la table. Le fais-je sans m’en rendre compte ? Soyons attentif…
Et j’allume mon téléviseur ce matin, et le présentateur vedette d’une chaîne du service public, rentrant de vacances, plus en forme que jamais, tête à claque de service qui se paie une tranche de chacun de ses journalistes, le roi de l’audience, le pape de la matinale, me le fait aussi. Ça me revient, fin juin je l’avais déjà remarqué mais sans y accorder plus attention qu’il n’en faut. J’en suis à trois, quatre personnes, et apparemment nous sommes en présence d’individus qui aiment se mettre en scène oralement, pour qui le verbe est essentiel à la vie. Et hier soir, je rends visite à mes parents vieillissants, mais dans une forme insolente. J’échange quelques mots en privé avec ma mère, sur un ton badin. Et d’un coup, un peu de salive est refoulée discrètement, entre deux mots anodins.
Ce n’est certes pas une épidémie, c’est un tic vieux comme le monde, je me souviens de l’avoir remarqué chez l’un ou l’autre ces cinquante dernières années, mais autant à la fois est saisissant. Ce n’est pas important, ma chère madame, vous savez, il y a de bien plus grands problèmes de par le monde, et ces petits détails n’en changeront pas la face. C’est juste un peu énervant, comme la télévision de la vieille voisine de palier un peu sourde qui s’est endormie et qui laisse le son hurler à une heure du matin, c’est seulement aussi agaçant que la motocyclette qui vous réveille en pleine nuit et qui la condamne en repassant une seconde fois, c’est navrant comme quelqu’un qui ne vous répond pas lorsque vous lui dites bonjour.
Donc, ce n’est pas grave, c’est moi qu’il faut soigner ? Et si, j’avais découvert la faille, le gouffre tant redouté par l’humanité. Et si l’homme commençait à s’exercer pour un jour de fin du monde, s’auto-avaler dans une immense orgie de chair humaine. En attendant, surveillez bien votre entourage et ne vous laissez pas contaminer par des parasites comportementaux dont on ne connait pas le degré de dangerosité.