Origines, ou l’histoire en quelques lignes d’un petit-fils d’émigré

Ma mémoire remonte à 1920, les souvenirs d’enfance commencent à cette date, au-delà de ceux qui me sont propres. Est-ce cela que d’avoir une vie antérieure ? En effet, mes émotions, le sentiment d’amour pour un être cher vont vers ce grand père que je n’ai pas connu, mort 6 ans avant que je ne naisse, de l’évolution de la maladie du charbon, la silicose. Les anecdotes sont éparses et suivent le fil des histoires que me racontait mon père. Je les écoutais fasciné, et en même temps sans la profondeur nécessaire qui m’aurait permis d’avoir plus de détails en tête.

Immigré

Joseph est arrivé par le train, au début du recrutement de main d’œuvre polonaise par les Charbonnages de France, en convoi avec des centaines de ses pairs, jeunes et forts, triés sur le volet pour leur vigueur et leur aptitude au travail. Il avait vingt ans, avait laissé toute sa famille derrière lui, et regardait, en descendant le marche-pied du wagon, perdu, l’étendue de la nouvelle vie qui s’offrait à lui. Autour s’élevaient des voix fortes, aux accents inconnus, des aboiements dans une langue qui lui semblait dure à côté des chuintements de la sienne. Il découvrait le français, avec une infinie curiosité mêlée de crainte. L’estomac noué, le jeune homme suivait le flux de ses semblables. Il allait signer des formulaires qu’il ne comprenait pas, recevoir des consignes traduites par un interprète autoritaire, rejoindre un logement communautaire qui serait le point de départ, chaque matin, vers la mine. Il aurait, dans quelques jours, dans un courage qui masquerait la panique, son premier aller vers les profondeurs bien loin des champs de Pologne dont il aimer humer l’odeur de terre au printemps et à l’automne. La matière qu’il découvrirait était noire et brillante, dure à maîtriser, mais il avait une grande résistance à la fatigue, et travailler ne lui faisait pas peur.

Le temps de vivre sa vie de célibataire, allant de camaraderie en soirées animées et alcoolisées, émaillée d’affrontement avec les autochtones, dix ans de sa vie allait se dérouler au fil de ses descentes au fond du trou. Et il rencontra Stéphanie, une jeune polonaise de dix ans sa cadette qu’il épousa rapidement, avec qui il eut un premier enfant, garçon, mon père, qu’il prénomma André, parce que le jour, lendemain de sa naissance, où il alla le déclarer en mairie il regarda le calendrier pour y découvrir qu’on était la St André. Une fille arriva quatre années plus tard.

Manger est indispensable

Les travaux des champs étaient très présents, fruits d’un atavisme marqué et d’une obligation de produire de quoi nourrir une famille affamée. Le père et le fils cultivaient essentiellement la pomme de terre, légume qui conserve tout l’hiver et du chou qui était transformé en choucroute dans des tonneaux en bois.  Le chou était coupé en fines lamelles par les femmes, les hommes se réservant le foulage au pied de celui-ci dans les fûts de chêne récupérés dans les brasseries. Cela donnait au chou fermenté un goût extrêmement prononcé. J’eus l’occasion de le tester un jour où ma grand mère entreprit, de longues années après, de retenter l’opération aidée en cela de son nouveau compagnon qui avait été le meilleur ami de mon grand-père. Nous l’appelions comme il avait toujours été interpelé, Charlot, Karol de son prénom polonais. Mon père se régala de cette madeleine fermentée et je ne pus ingurgiter plus d’une bouchée de ce mets fort. Après réflexion, je me demande si cette fois-ci le tonneau utilisé n’avait pas conservé des saveurs de bière ou de vin incompatibles avec le mûrissement de la choucroute.

Cochon et Cie

Le cochon avait sa place, comme dans toutes les campagnes françaises, sauf qu’ici il engraissait au beau milieu d’un environnement urbain, dans les corons. Beaucoup de mineurs avaient le leur. Il suffit de gratter un porc sous le menton pour le rendre affectueux et faire que sa chair rosisse de plus belle, offrant de belles perspectives de pièces de viandes généreuses. Dans l’enclos minuscule, au milieu des poules, et sous quelques clapiers enfermant de beaux lapins sélectionnés pour leur rendement, trônait une oie ou deux. Il fallait, chaque matin, à l’aube, aller chercher un sac d’ortie sur des talus éloignés, dans la campagne avoisinante, découper finement cette herbe urticante et en nourrir ces oies gloutonnes. Après, un petit déjeuner était pris, copieux, avant d’aller à l’école. J’ai connu, bien que mon père, devenu ingénieur aux Houillères, n’éprouva plus les mêmes besoins que celui qu’il avait rencontré avec ses parents, des lapins des Flandres, roux et odorants dans leur paille, dans les clapiers du fond du jardin et des poules blanches, grosses et idiotes que j’allais pourchasser dans le poulailler, au point d’en étouffer trois un jour où leur perchoir leur tomba sur le col. J’allais donc, comme un petit campagnard, chercher les œufs encore chauds dans des endroits que j’avais appris à trouver. Je me réjouis, aujourd’hui d’avoir en tête l’image de ces coquilles offertes sur leur lit de paille, et de ne pas me contenter, comme mes enfants, de les rencontrer au hasard d’un rayon de supermarché, dans leur carton alvéolé.

Kluski na paze (beignets cuits à la vapeur)

Manger, c’est la fête

J’ai vécu au rythme des dimanches que nous passions à la mode polonaise chez ma grand-mère. Dans la maison il régnait toujours, été comme hiver, une atmosphère surchauffée aux odeurs de cuisine généreuse. Il n’y avait comme source de chaleur qu’un feu alimenté en continu pour chauffer le café. Mon père me racontait les douces heures qu’il avaient passées sous ce feu, entouré d’une chaleur intra-utérine choisie pour échapper aux coups de tisonnier de sa mère.  À l’heure de passer à table, les sauces étaient longues en bouche, comme le dirait un œnologue pour le vin, les viandes mijotées à point jusqu’à devenir une sorte de tissu juteux au goût d’herbes et de beurre. Le chou, les pommes de terre, et les kluski, sortes de beignets cuits à la vapeur qu’on trempait dans la sauce de viande. Il faut d’abord laisser un coin d’assiette dégagé pour pouvoir y baigner, en le pinçant en son centre, la pâte cuite et aérée, un petit mouvement de succion de la matière devenue éponge de bas en haut… avancer la tête jusqu’au-dessus de l’assiette, mordre dans la pièce gorgée de jus. Une giclée envahissait la bouche qu’on mixait avec le kluski en mastiquant avec des mouvements prononcés de la mâchoire. Nous faisions des concours à celui qui en mangerait le plus. Nous avions en fin de repas des ventres tendus et ressentions une merveilleuse somnolence entretenue par la température élevée de la pièce. Ces compétitions nous accompagnaient aussi lorsque nous mangions des pierogi, pruneaux d’Agen entourés individuellement de pâte, cuits dans un bain d’eau frémissante. Les boules de formes différentes nous arrivaient ruisselantes d’un beurre sur lequel commençait à fondre le sucre à peine saupoudré.

Au cours de ces repas, Charlot racontait volontiers des histoires issues de sa vie d’aventurier de l’ordinaire. Il disait justement que lorsqu’il était commis de ferme, avant de participer à l’émigration, les repas collectifs étaient pris de manière souvent simple. Il se souvenait, et j’entends encore son rire accompagner son récit, que la purée de pomme de terre dans laquelle des lardons luisants avait été mélangés était posée au milieu de la table et que chacun, muni de sa fourchette, se servait à son rythme. Il avait mis au point une technique qui consistait à creuser des tunnels dans la purée pour pouvoir atteindre le premier la viande nourrissante.

Les Flandres, depuis longtemps déjà

Ma grand-mère, une femme austère et simple qui n’a jamais su lire, est morte en 1987, au domicile familial, alors que je participais à l’exécution de la fameuse symphonie n°40 de Mozart, à Hazebrouck, devant François Léotard, à l’époque ministre de la culture. C’était mon deuxième contact avec la terre des Flandres, à chaque fois ébloui par les vestiges de la richesse passée. La première fois, membre de la musique du 43ème régiment d’Infanterie dans le cadre de mon service militaire, j’avais jeté les accents de cette musique puissante dans la grande salle du premier étage de la mairie.

Lorsque je dis que c’était ma deuxième incursion en Flandres, il faut l’entendre physiquement, parce que ma mère m’avait raconté, plus d’une fois, qu’elle venait d’Hénin Liétard à bicyclette, voir une de ses tantes à Armentières. Ce mot sonnait à mes oreilles comme l’exotisme des contrées que je découvrais dans les livres d’aventure. Cela me semblait si loin, bien qu’on puisse y aller à vélo, et le nom de cette ville sonnait autrement que celles qui m’entouraient, qui abritaient toute la famille de mineurs : Bully-les-Mines, Noeux-les-Mines… Il y avait toujours une histoire de mine dans mon quotidien.

Galibot, Lens 1945

L’école, la mine

L’école que je connaissais à 10 ans était celle où on pouvait côtoyer des jeunes hommes à la lèvre duveteuse qui attendaient d’avoir l’âge légal pour pouvoir travailler. Une rixe, un jour d’automne, peu après la rentrée, a éclaté en cours de récréation. Un jeune enfant s’est retrouvé à terre, roué de coup de pied par un gigantesque garçon de 14 ans. Il a été emmené à l’hôpital qui n’a pas su lui garder son rein touché. Le jeune voyou s’est retrouvé debout devant ma classe, bien qu’il n’en fit pas partie, sermonné par mon maître, qui faisait office de directeur. Tu finiras à la mine a-t-il asséné à la face du jeune homme penaud, deuxième victime de sa violence. Cela me parut étrange. Je connaissais des dizaines d’anciens mineurs, et cela me semblait être un métier pour eux, et pas pour un jeune. Quelques jours plus tard, en rentrant de l’école, je  croisais, sur son vélo, rentrant du travail, la figure noire, probablement d’avoir été embauché comme ramoneur ou livreur de charbon, notre banni des bancs de classe. J’avais eu droit à un bonjour triste mais fier, marqué par un petit mouvement de la tête. De la honte se dégageait de son corps penché sur le guidon, mêlée à l’espoir de ramener le premier argent à la maison. Du haut des mes années d’innocence je le vis comme rentrant de la mine. J’en sortis renforcé dans les idées qui m’étaient inculquées à longueur de journée sur l’importance du travail scolaire pour assurer son avenir. Avions-nous tous raison sur ce point ? Rien n’est moins sûr.

Philippe Szykulla
Philippe Szykulla
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