Elle fut abandonnée sans ménagement à la porte de l’entreprise. Elle se prénommait « La flèche ».
Des semaines durant, personne ne s’intéressa à elle. Pourtant l’entreprise ne manquait pas de visiteurs, l’animation, de l’aube au coucher de soleil, était continuelle.
Parfois un visiteur lui jetait un regard distrait puis poursuivait son chemin. Alors elle se replongeait dans sa léthargie et ne prêtait plus guère attention à la pluie qui la détrempait, à la neige qui la couvrait, au froid qui la mordait, à la chaleur qui la cuisait.
Et cela dura.
Elle sombra dans le plus total désespoir jusqu’au jour où on la déplaça sans ménagement sous un hangar là où plusieurs collègues croupissaient en tas, serrées les unes contre les autres, toutes aussi mal en point qu’elle.
Elle s’était résignée à son sort, elle avait compris que jamais plus elle ne retrouverait la liberté, la joie de s’élancer en pleine campagne, de longer les côtes, de gravir les cols des montagnes, de s’épanouir le nez au vent sur les autoroutes. Elle se rappela son premier voyage à Paris, la descente des Champs Elysées, les regards curieux des gamins qui s’extasiaient sur sa beauté.
Car elle avait été belle, choyée, chouchoutée, entretenue avec dévotion. Dans son jeune temps on l’avait admirée, jalousée, désirée, les jeunes hommes auraient tout fait pour se promener avec elle, ses sœurs la jalousaient, parfois un garçon éconduit lui donnait un coup de pied ou la griffait, bref, elle avait autrefois tenu la vedette.
C’était le bon temps…
Jusqu’au jour où le destin cruel anticipa sa déchéance : elle mourut brutalement en pleine nature, dans les bras d’un platane.
*
Autrefois elle pétillait de jeunesse et de bonne santé.
Comme tous les jeunes gens de son âge elle aimait séduire, épater la galerie, « frimer » comme on le dit de nos jours. Alors, pour parader, pour séduire les jeunes toujours aussi futiles au sortir de l’adolescence elle s’affichait avec insolence et tous succombaient à la tentation de grimper à son bord.
Rouge vive de plaisir, elle s’arrachait du sol en quelques secondes, effarouchait les piétons effrayés par sa fulgurance, vexait les bons gros bourgeois qui « se traînaient » sur l’autoroute et qu’elle « sautait » dans un tourbillon qui les laissait sur place.
Oh, bien sûr, parfois « La flèche » prenait quelque liberté avec les limitations de vitesse. Un jour même, elle eut l’impudence de vouloir échapper à la patrouille des deux motards de la gendarmerie qui la poursuivait, ce qui lui valut un séjour à la fourrière tandis que son malheureux compagnon se vit retirer l’autorisation de sortir en sa compagnie.
Il lui arrivait également de se griser au point qu’elle méprisait les règles de bonne conduite, qu’elle se comportait avec goujaterie, qu’elle se compromettait dans quelques rixes. Cela l’obligeait alors à panser ses plaies, à se refaire une beauté au garage du quartier où elle soignait ses bosses et digérait ses excès.
Sa bonne réputation s’en trouva altérée au point que son assureur lui refusa sa couverture, il lui fallut alors passer de compagnie en compagnie, se prostituer pour qu’on acceptât encore de lui permettre de traîner dans les rues, de se garer le long des trottoirs où son compagnon recrutait les belles de nuit.
Petit à petit, elle se sentit vieillir.
Il y a un âge pour tout. Passé la folle époque de la jeunesse, il convient de se ménager un peu. Or « La flèche » négligeait d’effectuer ses bilans de santé, remettait toujours à plus tard les soins auxquels tout organisme doit se soumettre pour demeurer performant. Aussi devint-elle moins sûre de ses réflexes, son teint s’altéra, son aspect général ternit si bien qu’à force de se négliger elle perdit son aura.
Les belles acceptent mal le vieillissement et veulent toujours paraître ce qu’elles ne sont plus : les mères de quarante ans jouent aux adolescentes, les grands-mères « la jouent branché », alors « La flèche » refusa d’admettre qu’après cinq années vécues en surrégime il convenait « de faire une pause », de vivre plus sagement, de respecter les règles sociales, de cesser de vouloir jouer « dans la cour des grandes ».
Hélas, on se départit moins facilement de son orgueil que de sa prudence, « La flèche », comme beaucoup d’humains, simula son déclin et malgré sa santé précaire, ses réflexes altérés par l’alcool de l’illusion, elle chercha une fois encore, une fois de trop, à repousser ses limites.
*
A présent qu’elle en est réduite à la paralysie, qu’elle a été admise à la retraite dans cette pension pour « vieux tas de ferraille hors d’usage », qu’elle attend la mort qui la presse de se fondre dans l’oubli, elle prie pour que sa réincarnation fasse d’elle une autre « flèche » plus raisonnable, soucieuse d’elle-même comme des autres.
Elle songe à celui qui l’aimait qu’elle a envoyé bien trop tôt au cimetière, qu’elle a trop séduit, qu’elle a incité à la débauche routière, à qui elle a tourné la tête au point qu’il a pu se croire invincible parce qu’elle le laissait la séduire. Elle panique au souvenir de ceux qu’elle a bousculés, blessés, estropiés lors de ces querelles autoroutières alors qu’elle avait envoûté son amant au point qu’il en perdait le contrôle de ses pulsions.
Ah, qu’elle se confond à présent en excuses, que ses remords la rongent, qu’elle se sent punie du regard apitoyé des visiteurs de la casse qui viennent la déshabiller du regard pour tenter de lui arracher telle ou telle de ses entrailles : elle n’est plus bonne à rien, sinon qu’à se voir démanteler, désincarner, désosser, puis dissoudre dans le feu de la forge.
« La flèche » n’a qu’une seule consolation : celle de n’être qu’une pauvre machine construite par l’Homme, malmenée par Lui, réduite en esclavage au dieu de la vitesse et de la folie meurtrière de ces conducteurs d’autant plus enivrés par ses formes qu’ils sont jeunes, qu’ils se croient invincibles, et surtout, qui n’imaginent pas qu’en définitive ce sont eux qui choisissent de mourir.
En songeant à ces centaines de jeunes qui alimentent la nécrologie routière de nos fins de semaine…
Bernard TETTELIN