Le décret n° 2010-888 du 28 juillet 2010 relatif aux conditions générales de l’appréciation de la valeur professionnelle des fonctionnaires de l’État avait montré la voie, excluant à l’époque les enseignants considérés comme des fonctionnaires ayant une mission spécifique. Il s’agissait de cadrer l’activité des salariés de la fonction publique de manière à donner aux chefs de service la possibilité d’évaluer les compétences des agents.
Avec le projet de décret 2012 pour les enseignants, le ministère de l’Éducation nationale met le doigt là où ça fait mal : la notation des professeurs par leur chef d’établissement, l’exclusion des inspecteurs dans le second degré et la refonte totale de l’avancement. Regardons ce à quoi cela pourrait nous mener.
D’un système à l’autre, des incohérences
En partant d’une auto-évaluation de l’enseignant, le chef d’établissement convie celui-ci à un entretien qui cernera des critères préalablement définis en terme d’investissement, de suivi des élèves et de capacité relationnelle. Nous partions d’un système de notation totalement obsolète de la part des inspecteurs, appliquant à la lettre chaque réforme engagée, même contraire à la précédente, au mépris de toute logique.
Par ailleurs, selon les disciplines, la personnalité de ces inspecteurs, les académies, des enseignants bénéficiaient de conditions très avantageuses d’avancement alors que d’autres prenaient le train en troisième classe pour des raisons souvent obscures. Le système féodal, avec des seigneurs trop peu nombreux qui ne pouvaient pas réévaluer la note pédagogique des professeurs de manière à leur assurer une carrière régulière, ce système d’un autre temps a vécu !
Jouer l’avenir d’un maître sur une visite d’une, voire deux heures, était une aberration dont nous pouvions voir les dégâts sur le moral des collègues inspectés, trop souvent sermonnés comme des enfants. On aurait donc pu se réjouir de l’arrivée d’un nouveau mode d’évaluation. Mais c’est sans compter avec des éléments non contrôlables.
Diviser, et mieux régner
On ne pourra jamais établir une relation équitable, dans un groupe constitué, au point de vue hiérarchique. Autant il existe des chefs d’établissement intègres qui soignent la justesse de leur jugement, autant il n’y a que trop de « petits chefs » dont le seul pouvoir tient sur la capacité à diviser, à contraindre et même à humilier. En donnant cette capacité aux chefs d’établissement de noter les enseignants on prend le risque de plonger l’école, déjà en pleine interrogation, dans une compréhensible démotivation de la part des exclus des promotions valorisantes. On peut d’ores et déjà parier sur la composition des équipes pédagogiques, entre les fayots de service, les mal aimés chroniques, les rebelles « cassés » et un ventre mou qui risque de suivre en validant un mode d’évaluation qui les pénalisera.
Une notation, des injustices
Une autre certitude, celle de la constante macabre, chère à André Antibi, qui s’applique dans nos classes, à nos élèves. (les enseignants s’arrangent toujours, sous la pression de la société, pour mettre un certain pourcentage de mauvaises notes). On peut sans nul doute parier que les enseignants seront soumis à pareille injustice. Si 100 professeurs sont excellents dans un établissement, lequel des chefs d’établissement osera donner sa bénédiction à tous, au risque de paraître laxiste ? A contrario, une équipe totalement démotivée, touchée par les maladies et un public d’élèves très difficile, n’aura-t-elle que des appréciations négatives ? On peut en douter. L’évaluation des inspecteurs avait ceci de positif qu’elle s’appliquait à un bassin et tenait compte des difficultés spécifiques rencontrées dans des écoles « défavorisées ».
Une solution : faire « semblant de »
Les enseignants vont entrer dans une spirale répressive, de comptes à rendre, de quotas à remplir… à titre personnel, j’ai suffisamment de bouteille pour savoir comment répondre à l’attente affective des élèves (en pratiquant le jeunisme, par exemple), aux espérances des parents (en dopant subtilement les notes), à l’œil inquisiteur de mon supérieur hiérarchique (en participant aux portes ouvertes, en « frottant la manche », en acceptant des remarques ou avances déplacées…).
Quid, dans ce cas de mes capacités, à mener mes élèves vers la réussite d’examens que certes des consignes travestissent à coup de barèmes favorables. Vais-je tendre à rendre les jeunes qui me sont confiés autonomes, ouverts, instruits, ou aurai-je la tentation de calculer mes gestes en fonction de ce que veut en voir mon chef d’établissement ?
Derrière tout cela, un désengagement de l’État
De nombreuses autres questions se poseront au fur et à mesure de la mise en place de la nouvelle notation qui dépendra plus du bon vouloir de l’autorité hiérarchique que des compétences du corps enseignant. Il suffisait, intelligemment, de retravailler la mission des inspecteurs en redéfinissant ce pour quoi ils sont utiles, c’est-à-dire le conseil pédagogique, plutôt qu’un ersatz d’autonomisation des écoles, car il ne faut pas se leurrer, toutes ces manœuvres tendent vers un seul but : désengager l’État de ses responsabilités en les transférant au niveau local dans une logique purement économique et comptable.
Pour finir, on peut être convaincu que l’école ne peut être sauvée que par ses acteurs principaux, les enseignants, à condition qu’on les laisse exercer leur métier en professionnels de l’éducation qu’ils sont tous.