À râler tout le temps, on pourrait croire que c’est pour rien ! Il y a pourtant des raisons de le faire et d’y croire. Tenez, rien que pour les augmentations il faut se manifester. Plus de taxes sur la mutuelle, l’assurance plus chère, et la CSG qui n’a pas encore bougé ! Et avec les moins, cela semble fonctionner aussi : moins de pouvoir d’achat, moins de raisons d’espérer en l’avenir, moins de travail en perspective pour les enfants et moins de budget pour les vacances…
Bon, je vais vous dire pourquoi je ne suis pas content. Pas pour les raisons futiles que je viens d’énumérer, non, je suis mécontent pour une raison essentielle, un pan entier de la vie qui s’effondre, une montagne qui s’écroule ! Je pensais avoir une journée détestable aujourd’hui, avec un temps pourri et une dernière nuit hachée, un mal de ventre ce matin et un repas tout seul devant la télé le midi. Rien de tout cela n’a concouru à gâcher plus ce jeudi que de prendre du plaisir là où je voyais une corvée ! Le dirlo m’avait dit ce matin que je ne devais pas oublier : « Réunion avec les parents, il sont toujours heureux de voir ta tête ! » Quelle futilité et j’ai bougonné…
En fait, il s’agit de passer cinq minutes devant une assistance passablement émoussée par les dures vicissitudes de la journée, durement secouée par un sentiment de culpabilité : »J’ai mis mes enfants dans cette école privée, il faut absolument que je vois où part mon investissement… »
Vous me croirez si vous voulez, ce fut formidable ! Hormis la première fournée de parents, sensiblement apathiques, les autres ont répondu présent. Je leur ai fait un show dans les règles de l’art, en sortant toutes les ficelles du bonimenteur qui charme la foule. J’ai vu, dans le fond de la classe à gauche, une femme encore charmante, hilare pendant toute mon intervention, des hochements de tête satisfaits, des gloussements de plaisir et une satisfaction non feinte. Pourtant je ne suis que « Professeur d’Éducation Musicale et Chant Choral », pas une matière parmi les plus importantes au collège, mais j’ai pris la liberté de mettre en scène mon intervention, avec de l’émotion, de l’humour décalé, de la flatterie à l’égard de la progéniture de ces parents anxieux, des trémolos dans la voix, et quelques pas de deux entre les tables de droite. J’ai vendu du bonheur sans lendemain, de l’illusion éphémère, de la poudre aux yeux à des adultes dont la seule préoccupation est de se poser des questions sur l’avenir de leurs enfants. Je me suis comporté avec eux comme avec mes élèves, en les prenant à témoin, et surtout en ne les prenant pas plus au sérieux qu’ils n’en avaient envie. J’ai changé des vies pendant 5 minutes, sauvé des âmes in extremis. Ces personnes-là vieilliront un peu moins vite, et sauront que parmi les profs il y en a au moins qui regardera les rejetons avec le même œil attendri que le leur. Ils m’ont posé des questions, pas beaucoup, mais ils se sont intéressés à ma discipline, c’était merveilleux. Mais alors, pourquoi ne suis-je pas content ?
Je me suis trompé sur toute la ligne. Je leur ai offert l’image d’un prof épanoui alors que la profession souffre, qu’une de mes collègues proche de la retraite me disait le matin même qu’elle ne savait pas comment gérer la suite de l’année scolaire, après deux jours de cours, alors que les suppressions de poste dans l’Éducation Nationale ne faiblissent pas, que les réformes se succèdent sans intérêt pour les études, que mille tracasseries nuisent à la vie quotidienne des enseignants : cahier de texte électronique, livret de compétences… J’ai oublié de paraître accablé… et comment faire passer dès lors les messages pour cette grève générale dans l’enseignement prévue pour le 27 septembre ?
Je suis désolé, j’ai été un piètre comédien, j’ai joué une fourberie là où il eut fallu présenter un drame. Je suis vraiment mécontent : ce n’est pas avec ce type de contre performance qu’on nous prendra au sérieux. J’y ai pris tellement de plaisir à faire mon petit cabot, au point d’oublier que le futur imparfait nous guettait tous ! Il me reste la satisfaction de m’être repris ce soir, et la chance d’avoir mon blog pour dire que malgré les apparences, hormis le professionnalisme des enseignants, il y a des questions très graves à se poser pour demain : une vraie priorité pour l’École ?
Finalement, j’ai bien rattrapé le coup. Avec les hauts et les bas de cette journée, au travers des leurres de la vie de tous les instants, j’ai réussi à crier mon angoisse à propos des sujets que la République met devant moi du lundi au samedi. Et franchement, là, je ne suis pas content du tout.