Nous ne nous étions pas vus depuis une petite quinzaine d’années. Nous nous suivions de loin, et nous souvenions l’un de l’autre, comme de vieux amis, des complices de toujours. Elle était partie courir le monde et j’étais resté dans mon village, près de mon clocher préféré. En fait elle est devenue artiste, elle parcourt les mondes, virtuels et réels, elle visite les pays et les coeurs.
Lorsque je l’ai approchée, j’étais un peu intimidé par tout ce temps qui avait passé, par ce visage qui avait éclos et ces yeux qui brillaient toujours du même feu. Elle a parlé. Et toujours cette voix faite de force et de douceur, de détermination et de séduction. Elle m’a dit que j’avais compté pour elle, et je lui ai répondu que j’avais toujours su qu’elle irait où elle le voudrait. Et nous avons parlé des temps anciens, de nos vies respectives. La sienne qui ressemble à un vol d’oiseau sans frontière et la mienne, figée sur place. Nous sommes tous les deux en perpétuelle représentation, moi dans ma classe – je suis prof – et elle sur des scènes – elle est chanteuse. En fait voilà, les présentations sont faites. Chloé a été mon élève au collège, là où j’enseigne toujours l’Éducation musicale, de la sixième à la troisième. Alors, lorsque je disais que j’avais compté pour elle, c’est parce qu’elle m’a avoué que le spectacle de fin d’année, en troisième, lui avait donné envie de devenir chanteuse. C’est tout, et c’est beaucoup.
À la petite brasserie, sur la place, nous avons pris une salade du pêcheur. Elle a raconté sa progression, ses doutes, sa complicité musicale avec son compagnon. Je lui ai raconté un peu mes enfants, mon fils et ma fille. Chloé est ce que les enseignants aiment espérer : une fille spirituelle. Je sais que j’ai quelques liens encore avec mes anciens élèves, certains me l’ont dit. Mais une relation de cause à effet comme celle-là, c’est plutôt rare.
Les retrouvailles ont été charmantes et gaies. Chloé me vouvoyait, même lorsque je lui ai suggéré de faire plus simple. Elle a essayé. Pas tout à fait réussi. Elle me vouvoie toujours ! C’est bien ainsi, il ne faut pas briser les habitudes qui rassurent. Demain Chloé va venir voir mes élèves de cette année, les faire rêver, et qui sait, donner à quelques-uns une once du feu sacré qui l’anime. Une minuscule flamme sur laquelle il faudra souffler doucement, avec patience, pour qu’elle puisse un jour scintiller dans les yeux du public.