Il fallait sortir
Elle avait sorti le bout du nez, s’échappant de son quotidien fade qui l’avait enfermé pendant de longues heures. Depuis ce matin, il avait plu comme s’il fallait reconstituer le déluge. Des perles d’eau avait couru sur les herbes folles, fondu sur les pierres stoïques et ruisselé le long des fuseaux branchus des aulnes. Un sentiment presque hystérique de liberté lui éclatait la poitrine lorsqu’elle se mit à aller dans tous les sens, vibrant au son du vent qui lui soufflait une invitation d’évasion.
Elle oublia ses parents, ses sœurs et son frère, et s’éloigna, curieusement décidée tant son pas paraissait incertain, mais il le fallait ; partir.
Sous elle, le sol était encore humide. L’éclaircie soudaine encore trop récente pour que la terre se soit enivrée de l’élixir de vie tombé du ciel. Elle avait l’impression, non, la conviction, que son escapade serait merveilleuse, qu’elle deviendrait un souvenir impérissable tant les couleurs diaphanes du jour qui quittait son lit étaient irréelles.
Y aller, sans aucun doute
Il avançait, comme d’habitude, d’un pas nonchalant, sans calcul, quasi sans but. Comme chaque fois, à l’heure qu’il aimait, il quittait le domicile, chaud. Il appréciait ce cocon mais ce qu’il préférait, avant tout, c’était de s’en échapper pour se fondre dans la nature environnante. Il serait bien temps, tout à l’heure, de revenir et de s’affaisser dans le fauteuil pour se remémorer la balade, en grignotant des gâteaux secs.
Autour de lui une grisaille qui ne le dérangeait jamais. Les odeurs des récentes ondées, d’herbe suante de suc, de poussière écrasée entre les ornières lui emplissait les sens. Il allait, entre la rivière boueuse et agitée et le talus couvert de graminées frissonnantes, de fragiles coquelicots devenus rares depuis peu.
Il sentit sur sa langue un goût mélangé de terre et de sang bouillant. Il y a longtemps déjà qu’il n’avait pas eu cette sensation.
Croisement de deux destins
Elle se mouvait, avec la maladresse de la jeunesse, et sa rousseur, autour de ses grands yeux plein d’innocence, appelait une main aimée qui y aurait enfoui des doigts fins. L’insouciance de son âge lui donnait toutes les assurances dont celle de vivre, vivre et vivre !
Elle fut troublée, un instant, par un sentiment étrange qu’elle chassa aussi vite qu’il était apparu.
Il eut l’impression qu’une offrande se préparait, qu’il en serait le grand prêtre, qu’un rite sacrificiel lui serait offert. Son instinct ne l’avait jamais quitté, même s’il n’avait pas ressenti telle jubilation depuis presque une année.
Il allait tuer.
On ne sait pourquoi, mais elle eut une vision inexorable de fin, d’un coup, d’un seul. Elle releva la tête si brusquement que sa nuque lui fit mal.
Dans ce cas, il est toujours trop tard pour réagir
Il la vit, immobile, ne sachant que décider : à droite, à gauche. Trop tard sûrement, ou alors avec de la chance… Elle bondit sur le bord du chemin, passant le fossé en une seule fois. Un lourd message de terreur s’approchait, pourtant elle pouvait presque voler lorsqu’elle le souhaitait.
Il la voulait, c’était sa proie désignée. Sans prémices, il l’achèverait pour assouvir son besoin de dominance, son ivresse de toute puissance. Elle savait bien maintenant qu’il gagnerait, il était trop près.
On entendit un dernier bruissement, un bruit sourd. Un cri, ou plutôt une plainte écourtée, puis un craquement ; les cervicales avaient cédé.
On ne les avait pas vu arriver, d’un peu plus loin, deux formes qui couraient vers le lieu où gisait la victime. Il restait sans réaction, devant elle, comme si tout était normal. Il attendait qu’on le rejoignit. Ce qui fut fait. Tous trois, sans un signe, sans un souffle même, restèrent de longues secondes sans se regarder, comme si l’évidence était qu’ils soient là, tous les trois, à cet instant. Au bout d’un court moment, qui parut une éternité, après que la dépouille eut encore formulé un spasme, il décida de poursuivre sa route. Il traversa le talus en sens inverse.
Et passer à autre chose…
Des deux autres, l’un se sauva rapidement à l’opposé pendant que l’autre emmenait délicatement la victime vers un chemin de traverse, juste là. En se retournant, pour surveiller du coin de l’œil son méfait, l’assassin vit deux autres formes s’agglutiner avec ses compagnons d’il y avait quelques minutes, maintenant complices. Il les vit, le supposant, bouger la dépouille comme s’il fallait vite la cacher pour que personne ne la découvre.
Au bout du chemin, à 15 minutes à peine, il y avait une barrière autour de laquelle il aimait faire le tour, pour refaire la promenade à rebrousse poil, pour retourner à la maison. Il allait donc repasser devant son œuvre, voir ce qu’on en avait fait. En approchant, un corbeau s’envola, déjà au courant. “Tranquille. Elle a deux trous rouges au côté droit.”
Un sifflet retentit derrière lui, on l’appelle pour qu’il revienne. Les deux chiens de tout à l’heure, aidés de leurs maîtres, ont brouillé les pistes.
– “Paco, vient”
Il ne sera pas inquiété, préservé par sa condition animale, d’avoir réussi à attraper une jeune lapine imprudente qui l’avait vu arriver trop tard. Paco pouvait ajouter un trophée supplémentaire à sa dizaine de crimes canins. Oiseaux, poules, ratte et lapereaux étaient rejoints par ce corps frêle, blondi par la mort récente. L’improbable s’était réalisé : Paco, de ses trente-cinq kilos, avait réussi à coincer une gazelle des champs, une lapine dont il avait croisé le destin.